
UN CLIN D’ŒIL-CECI EXPLIQUE CELA
TAPA DIISU-ETSHI TSHIDI TSHIUMVUIJA THSAATSHA
1. De la fronde parlementaire à l'opposition hors-la-loi
1.1 De l'autocritique à la contestation
La guerre de 80 jours avait eu ses effets heureux. Elle avait incité Mobutu à se plier aux « conseils » de ses parrains occidentaux pour lâcher du lest. Cette nouvelle politique, il l'inaugura dès le 1er juillet 77, dans le discours qu'il a qualifié lui-même d'autocritique et d'annonce de réformes profondes après les événements du Sud-Ouest du Shaba. Notre système, reconnut-il, risque d'être bloqué par asphyxie. Le MPR est un parti démocratique et non dictatorial. Il faut donc donner l'occasion au peuple de mieux faire entendre sa voix et que les cadres du parti sachent qu'ils doivent servir le peuple, et non mettre le peuple à leur service. Cette expérience de démocratisation par décret allait durer exactement trente mois, jusqu'en février 1980, avant de sombrer dans une démarche d'appropriation par l'opposition du changement amorcé.
Dans l'immédiat, le réquisitoire du 1er juillet 77 conduisit donc à une série de réformes, de l'armée et des services de sécurité, mais aussi des institutions politiques, administratives et économiques.
Contrairement aux pratiques qui avaient cours, dix-huit des trente membres du bureau politique devaient être élus, à raison de deux par région ; il en était de même des commissaires du peuple (députés), dont l'élection se ferait désormais sans limitation du nombre de candidats par circonscription. Il était précisé qu'ils étaient appelés à jouer pleinement leur rôle de législateurs, de contrôleurs de l'exécutif, par l'interpellation des ministres et les missions d'enquête à travers les régions. Quant à l'exécutif, il devait désormais être coordonné par un Premier commissaire d'État, innovation de taille depuis la suppression du bicéphalisme au niveau de l'exécutif. Enfin, sur le plan de l'économie et de l'administration du territoire, la décentralisation était retenue comme option de base, complétée par la création d'une Cour de comptes pour le contrôle des dépenses budgétaires des administrations publiques ainsi que des comptes de tous les organismes d'État.
Incontestablement, ce discours avait apporté un souffle nouveau, tout aussi prometteur dans l'immédiat que celui, plus tardif, du 24 avril 1990. Son point faible était que rien n'était prévu pour contraindre Mobutu à traduire ces promesses dans les faits. Comme simple cadeau du prince, les réformes annoncées reposaient sur une base bien fragile, quand elles ne constituaient pas une simple opération de séduction sans lendemain pour satisfaire aux exigences des partenaires extérieurs, les USA et les pays de l'Union européenne. Ceux-ci n'étaient pas dupes; mais ils fermèrent les yeux, parce que Mobutu était encore fort utile, comme gendarme de la région, en charge de surveiller particulièrement le Congo de Marien Ngouabi, l'Angola d'Agostino Neto et la Tanzanie de Julius Nyerere, suspectés de rouler pour l'URSS et la Chine. La pression exercée sur lui ne pouvait donc être que limitée. Pour sauver son régime et tenir hors de portée les minerais stratégiques du Katanga, n'avait-on pas utilisé de gros moyens pour exfiltrer Mbumba Nathanaël et ses tigres de Kolwezi?
Les élections annoncées se déroulèrent dans l'enthousiasme ayant conduit, comme prévu, à une configuration toute nouvelle du bureau politique et du Conseil législatif. Pour la première fois, on y comptait des journalistes, des avocats, des hommes d'affaires et des personnalités du monde universitaire. Certains anciens députés qui, lors des législatures précédentes, avaient été en proie aux cures anesthésiantes du mobutisme, prirent du coup conscience des possibilités nouvelles à leur portée. Le 6 juillet 77, dix ans après la révocation du colonel Mulamba en 1966, on assista à la nomination d'un Premier commissaire d'État, en la personne de Mpinga Kasenda, professeur des sciences politiques et administratives à l'Unaza, campus de Kinshasa.
Les cinq premières interpellations des membres du gouvernement furent déposées, le 17 octobre 78, au bureau du Parlement: elles débutèrent le 15 novembre pour se terminer le 28 décembre. Dès le départ, le ton avait été étonnamment critique. L'interpellation la plus fameuse fut celle du Premier commissaire d'État lui-même, retransmise en direct à la radio et à la télévision nationale ; elle tourna à un véritable procès du régime qui, en temps normal, aurait dû aboutir à un vote de défiance à l'endroit du gouvernement et à une démission en bloc de ses membres. Il n'en fut rien. Mobutu réagit aussitôt, en confirmant les membres du gouvernement dans leurs fonctions, y compris ceux dont l'incompétence et la mauvaise gestion avaient été mises à nu, comme pour démontrer qu'il ne prenait pas ses instructions du Parlement. En revanche, les parlementaires les plus critiques furent éloignés de l'hémicycle, par une politique de nomination comme ambassadeurs, responsables des entreprises publiques ou ministres.
Comme ces mesures n'arrivaient pas à étouffer dans l'œuf la fronde parlementaire qui se mettait en place, Mobutu se décida à sonner ouvertement « la fin de la recréation ». L'anti discours du le juillet 1977, qualifié d'autocritique générale et d'annonce d'importantes mesures étatiques, fut prononcé, le 4 février 1980, devant le Conseil législatif convoqué en session extraordinaire. Le Président remettait en cause, entre autres, le principe d'élection des membres du bureau politique:
Nous avons été nous-mêmes pris au piège du système institué pour la composition des membres du bureau politique, c'est-à-dire, l'élection. Il s'est créé une situation anachronique qui fait que le président de la République que je suis a parfois le sentiment d'être plus PDG qu'un chef d’Etat lors de certaines réunions du bureau politique. Ce n'est pas normal. J'ai décidé qu'en 1982, à la fin du mandat en Cours des commissaires politiques élus, il n’y aura plus d'élection au niveau du bureau politique.
Aux parlementaires, il fut demandé de tempérer leurs ardeurs et de mettre une sourdine à l'activité d'interpellation: D'aucuns voudraient utiliser le Parlement non pour servir mais pour se servir, c'est-à-dire, vider des rancœurs personnelles et procéder à certains règlements de comptes (...) Il faut craindre que cet organe du MPR ne soit petit à petit rongé par le virus de la subversion. Nous ne sommes pas dans un régime parlementaire et, encore moins, dans un régime d'assemblée C’est à moi que sont destinées toutes les conclusions des travaux parlementaires. Il est donc inadmissible que les commissaires d'État, qui sont responsables devant le seul président de la République, fassent l'objet d'interpellations, par exemple, sans que le chef de l'Exécutif n'en soit préalablement avisé. Je n'accepte pas le fait accompli. Aussi il n'en sera plus question désormais. Je tiens à savoir qui doit être interpellé, quand et pourquoi. C'est une simple question d'ordre et de discipline, pour éviter que nous tombions dans une sorte d'anarchisme parlementaire.
Document 160 : Incidents de Katekelayi et de Lwamuela
(Extrait de la lettre des commissaires du peuple du Kasaï oriental au président du Conseil législatif)
Combien de fois n'a-t-on pas entendu parler de fraude? Fraude de café dont on connaît la liste et les adresses des opérateurs, voire même les fortunes qui en ont résulté. Ces citoyens n'ont été ni inquiétés, ni déférés devant la justice, ni a fortiori tués. Fraude de l'ivoire, fraude de l'or, fraude de peaux de crocodile, léopard et d'autres bêtes; fraude de malachite, voire fraude de cuivre, de cobalt, de bois, de mercure et, dernièrement, fraude de salaires à grande échelle! Aucune répression, aucune tuerie! Des citoyens qui ont enlevé des millions de zaïres des comptes de l'État au vu et au su de tous, sont tranquillement préservés même du simple regard du public: ils vivent dans des villas d'État, à ses frais! Pas d'inquiétude, pas de tuerie! Donc, pas de péché! Mais péché et culpabilité au Kasaï oriental. Quelle est cette forme de justice nationale ?
Mais ces mises en garde n'arrivèrent pas à étouffer l'élan, parlementaire. Surtout que, peu avant, des incidents intervenus à Katekelayi au Kasaï oriental, étaient venus jeter de l'huile sur le feu. Le 20 juillet 1979, dans cette localité, des creuseurs de diamants avaient été aux prises avec les forces de l'ordre. Les échauffourées avaient causé la mort officiellement de trois personnes, mais en réalité, de bien davantage. On parlera de plus de deux cents morts, victimes des fusillades et du mouvement de panique, à la base de plusieurs noyades. Cinq députés de la région - Makanda Mpinga, Tshibuyi Ngendja, Milambo Katambwe, Tshisekedi wa Mulumba et Ngalula Mpandanjila - firent parvenir une lettre de protestation au président du Conseil législatif, dont on trouve ci-dessus un extrait (document 160). Il devint évident, pour les stratèges du mobutisme, qu'une solution devait être trouvée pour neutraliser ce Parlement « rebelle». On inventa le principe de création, en août 1980, d'un Comité central du MPR, sorte de Parlement parallèle, composé d'une centaine de membres, tous nommés par Mobutu et prétendant regrouper les « forces vives de la nation», y compris le Parlement, représenté par une vingtaine de ses membres, choisis parmi les plus fidèles. Une manière de détruire à la base le Parlement des élus et de le faire tourner à vide.
Mais le ver était déjà dans le fruit; il ne pouvait plus en être extirpé. Jusqu'à la fin de son régime, Mobutu n'allait plus jamais cesser d'avoir maille à partir avec le « groupe des parlementaires» élus en 1977, quand bien même ils seraient déchus de leurs droits politiques. Le corps à corps politique allait produire une multiplicité. D’incidents. Le plus fameux fut une lettre ouverte, signée par treize parlementaires, en novembre 1980, qui allaient être connus sous le nom de Groupe de Treize. Il s'agissait de : Makanda Mpinga Shambuyi, Kanana Tshiongo Minanga, Ngalula Mpandanjila et Tshisekedi wa Mulumba du Kasaï oriental; Ngoyi Mukende, Kasala Kalamba Kabuadi, Mbombo Loma Kumpanya et Kapita Shabangi du Kasaï occidental; Dia Onken Ambel et Gisanga Gadiata de Bandundu ; Biringamine Mugaruka du Sud-Kivu; Lumbu Maloba Ndida, Lusanga Ngiele, auxquels s'ajoutait Kyungu wa Kumwanza, commissaire du peuple suppléant, tous du Katanga.Cette lettre adressée à Mobutu, qui avait été rédigée par Ngalula (aidé par le professeur Dikonda wa Lumanisha) et revue par Tshisekedi et Makanda Mpinga, s'ouvrait sur une critique sans concession, mais lucide dans son anticipation. Elle se terminait en préconisant, en dix points, la nécessité de démocratiser la gestion politique, d'opérer une réelle décentralisation des institutions au lieu d'une simple déconcentration, de rendre effectif le pouvoir du Parlement et d'instaurer le pluralisme des médias.
Document 161 : Provoquer le changement?
(Extrait de la Lettre des Treize)
Elle est illusoire l'immortalité que vous voulez vous créer à tout prix et de force (...), seule l'histoire peut valablement et durablement consacrer l'immortalité d'un homme tel que nous enseigne la sagesse de la Bible. En quinze ans de règne sans partage, entouré la plupart du temps d'autres 'hommes seuls' nommés par vous-même, souvent ne représentant qu'eux-mêmes, parfois étrangers à notre pays, vous nous avez amenés à travers un tunnel dont vous êtes le seul à entrevoir le bout dans un véritable gouffre. Pis, en refusant de démocratiser réellement le pays et les institutions, en imposant un unanimisme de façade qui ressemble de plus en plus à une paix de cimetière, vous avez interdit à notre peuple le nécessaire apprentissage de la démocratie, de la libre et pacifique confrontation d'idées dans un esprit d'émulation constructive. ( ... ) La conséquence la plus visible à ce jour a été l'exil ou le recours aux armes pour bon nombre de nos compatriotes. Mais la pire conséquence de votre régime éteignoir de la démocratie c'est qu'après vous, le pays risque de connaître un chaos politique et social plus grand encore que celui auquel votre avènement prétend avoir mis fin, le pays n'ayant plus été habitué à participer à un débat contradictoire et les élites n'ayant guère appris à confronter leurs vues paisiblement et à dialoguer avec le peuple. Peut-être avez-vous encore le temps d'infléchir le cours des événements dans un sens favorable.
La réaction brutale ne se fit pas attendre. À cause de ce document
« séditieux et injurieux », Ngalula fut arrêté le 31 décembre avant d'être rejoint, le lendemain, par plusieurs autres cosignataires. La radio nationale les qualifia de conspirateurs de la Saint-Sylvestre.
Mis en accusation et traduits devant la Commission de discipline du Comité central, ils furent déchus, le 10 janvier 81, de leurs mandats parlementaires, avec interdiction pour dix d'entre eux - notamment Ngalula, Tshisekedi et Makanda Mpinga - d'exercer des fonctions politiques pendant cinq ans. Kibassa Maliba, du Comité central, accusé de complicité, fut associé à la condamnation. Les plus radicaux du groupe furent privés de leur liberté de mouvements et consignés dans leur région d'origine: Kyungu wa Kumwanza au Katanga et Ngalula, Tshisekedi, Kanana et Makanda Mpinga, au Kasaï oriental.
À la suite des pressions discrètes de la diplomatie occidentale, belge et américaine intervint une accalmie : neuf des Treize furent remis en liberté en octobre et les quatre du Kasaï oriental, constituant le noyau dur, le furent à leur tour en décembre. Le problème de fond n'avait pas été pour autant résolu. Il allait rebondir à nouveau
1.2 La naissance d'un parti d'opposition hors la loi Ce groupe de parlementaires décida de passer à la vitesse supérieure dès février 1982, par la création d'un parti politique d'opposition, non pas dans l'exil, mais sur le territoire national. Il s'agissait de, l'Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS), avec Kibassa-Maliba pour président. Aussitôt, les membres katangais du nouveau parti furent arrêtés et transférés à Kinshasa. Dans les geôles de la sécurité, ils furent rejoints par Tshisekedi et Makanda, pendant que Ngalula, Kapita et Kanana se retrouvaient en résidence surveillée. Traduits en justice en juin 82, pour violation de la Constitution, ils furent condamnés à quinze ans de prison ferme, puis relégués dans les anciennes prisons coloniales: Oshwe, Belingo, Osio, Buluo, Nyagara, Luzumu.
Entre-temps, le nombre d'adhérents à ce parti politique hors la loi avait dépassé le cadre des ex-parlementaires.
Les sympathisants se recrutaient pour l'essentiel dans le monde universitaire et ecclésiastique. Dans les rangs des adhérents, on comptait quelques personnalités du monde politique. Un ancien conseiller à la présidence, Faustin Birindwa, ayant voulu rendre visite à Tshisekedi, fut suspecté de complicité avec lui. Le professeur Marcel Lihau, l'ancien Premier président de la Cour suprême de justice, pour avoir défendu publiquement les accusés au cours du procès, rejoignit leurs rangs. L'ancien leader de l' Abazi en 1960, Vincent Mbwankiem, qui avait fait la connaissance de Tshisekedi dans les prisons de la Province Orientale en 1981, fut intégré également dans le« noyau dur» de l'opposition naissante. Celle-ci, dans ses relations extérieures, bénéficia des services d'un universitaire connu, Dikonda wa Lumanisha, installé en Belgique.
Dans ce bras de fer avec les ex-parlementaires, Mobutu mania habilement le bâton et la carotte, alternant amnisties et condamnations. Promu maréchal, le 11 décembre 82 par le IIIe congrès ordinaire du MPR, il accorda aux prisonniers politiques la grâce présidentielle qui intervint à partir de mai 83. Mais, cinq mois plus tard, à l'occasion d'un nouvel accrochage avec les mêmes ex-parlementaires qui s'étaient affichés en costumes et cravates pour être reçus par une délégation parlementaire américaine, de passage à Kinshasa, ceux-ci furent l'objet de violences, au vu et au su des invités américains. Le « scandale», rapporté à la commission des Affaires africaines à Washington, se transforma, sur place, en mesures de répression. Cette fois-ci, les leaders de l'opposition furent relégués dans leurs villages d'origine.
L'année 1985, marquée par la double célébration du vingt-cinquième anniversaire de l'indépendance et du vingtième anniversaire du nouveau régime, fut une fois de plus celle d'une amnistie générale. Dans la recherche d'un consensus, pour mettre un terme à leurs revendications, on leur demanda de formuler des propositions concrètes, face aux problèmes politiques de l'heure. En guise de réponse, ils produisirent un nouveau mémorandum, déposé à la présidence de la République, le 6 octobre 1985 (Document 162). Ce document, qui portait dix-neuf signatures se réclamant du « Groupe des Treize » (parmi lesquels huit nouveaux venus, dont Lihau, Mbwankiem, Birindwa et Bossassi), était d'un ton plus mesuré que la « lettre ouverte» de décembre 1981 ; il préconisait, entre autres, l'instauration du multipartisme, l'autonomie des régions et le respect des droits de l'homme. On allait s'en souvenir en 1990.
Document 162 : Mémorandum de l'UDPS de 1985 (Extraits)
(…)
3. Que, par une déclaration radiodiffusée et télévisée, qui sera suivie aussitôt que possible de la révision constitutionnelle, le chef de l'État reconnaisse qu'au Zaïre pourront se créer et fonctionner librement deux ou trois partis politiques, à condition que leurs dirigeants respectent le principe de la démocratie pluraliste et la Constitution.
4. Que, pour que ce qui précède soit efficace et produise tous les effets de la détente souhaitée, le chef de l'État se déclare être d'abord et avant tout l'arbitre neutre de la nation, le suprême recours de tous, qu'il se détache de tout parti politique.
5. Que, pour mettre un terme de la façon la plus démocratique possible à la perpétuation des oppositions extérieures, et redorer le blason du Zaïre, le Groupe des Treize ne voie aucun inconvénient à ce que des opposants zaïrois, opérant à l'extérieur, soient conviés à une conférence élargie de réconciliation nationale.
6. Qu'enfin, le chef de l'État forme un gouvernement d'union nationale qui comprendrait des représentants de tous les partis reconnus. Ce gouvernement serait chargé, pendant une période transitoire de deux ans, d'assurer la réalisation de la réforme des institutions initiées par le chef de l'État et de préparer les élections qui départageront les prétentions des uns et des autres.
Dans l'immédiat, ce crime de lèse-majesté ouvrit la voie à une nouvelle vague de répression qui n'épargna plus désormais les militants ordinaires et les simples sympathisants. Requinqué par l'administration Reagan, qui avait succédé à J. Carter à la Maison-Blanche, le régime de Mobutu avait retrouvé toute sa vigueur, et l'opposition paya cher ce changement de situation. Dans ce nouveau contexte, Makanda Mpinga, victime de tant de sévices, s'éteignit le 6 mars 1987 à Bruxelles où il avait été transféré; Marcel Lihau se retira à Boston, épuisé moralement et physiquement.
Quant aux autres leaders, las de la longue résistance, ils finirent par accepter d'intégrer les structures dirigeantes du MPR où leur spécificité, leur avait-on promis, serait reconnue officiellement. Au lieu d'un deuxième parti, on aurait affaire, simplement, à une deuxième « tendance », au sein du seul et même MPR. Tout le monde sauvait ainsi la face: et Mobutu et les opposants. Ainsi furent signés les Accords de Gbadolite (17 juin 87). Ngalula, Kibassa, Dia, Kapita, Mbwankiem intégrèrent le Comité central du MPR ; Tshisekedi, censé devenir Premier commissaire d'État, d'après lesdits accords, ne fut finalement pas nommé. Ce qui augurait d'un nouveau bras de fer.
En attendant, demeuré seul à l'écart, il devint le symbole de l'opposition radicale contre Mobutu et s'illustra, dès le 17 janvier 1988, par l'initiative d'un meeting populaire au pont Kasa-Vubu, lieu des pendaisons de 1966. La violence était au rendez-vous. Il y eut des morts, des blessés et des « disparus» et lui-même fut mis aux arrêts.
II. La Conférence nationale souveraine et sa transition.
2.1 Combat pour le multipartisme
Le Zaïre entamait, en 1990, la sixième année du « septennat du social», ainsi l'avait qualifié le maréchal-président, sans que la réhabilitation économique et sociale n'eût avancé d'un pas. Pourtant, à l'ouverture du IVe congrès ordinaire du MPR en 1988, il avait promis que tout devait changer, tout allait changer! et que plus rien ce serait comme avant ! Mais aucune nouvelle initiative n'avait été tentée pour déverrouiller la société. La crise économique avait connu de nouvelles avancées. L'allègement escompté de la dette par la Belgique avait dû être dénoncé à cause de la campagne de dénigrement qui avait suivi la visite du Premier ministre W. Martens au Congo. L'escalade causée par cet incident, à la suite du débat télévisé qui avait confronté une délégation des officiels congolais à la presse belge, le 12 décembre 88, n'avait fait qu'accentuer la crise. Le chef de la délégation, Me Kamanda wa Kamanda, avait annoncé, à l'occasion, la fin de la coopération belge, à partir du 11 janvier 1989. Mais un arrangement était intervenu dans la suite, sous la médiation d'Hassan II du Maroc, et de nouveaux accords furent signés, le 26 mars 1990, mais pour une très courte durée, comme on va le voir. Acculé par cette situation explosive interne, mais aussi par l'écho des mutations en cours, à la suite de la chute du mur de Berlin, qui avait emporté le régime ami de la Roumanie et l'exécution de son président, Nicolae Ceausescu et de son épouse, Mobutu se résolut à mettre davantage de l'eau dans son vin, sans réaliser à suffisance l'ampleur du changement intervenu dans la vie internationale.
Document 163 :
Les gouvernements du Zaïre à l'heure du multipartisme (1990-1997)
Gouvernements investis
1. Lunda Bululu
2. Mulumba Lukoji
3. Tshisekedi
4. Mungul-Diaka
5. Nguz a Karl i Bond
6 Tshisekedi (II)
7. Zushi/Tshisekedi
8. BirindwaiTshisekedi
9. Kengo wa Dondo
10 Tshisekedi (III)
1l.Likulia Bolongo
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Période
avril 1990-mars 1991
mars- septembre 1991
septembre-octobre 91
octobre- novembre 91
nov. 1991-août 1992
août 1992-décembre 1993
décembre 92-mars 93
mars 93-juillet 94
juillet 94-mars 97
avril 97
avril-mai 97
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Puisque la chute du mur de Berlin avait consacré la fin de la guerre froide, son propre rôle de gendarme de l'Afrique centrale s'était arrêté. Mais Mobutu s'entêtait, ne voulant pas y accorder foi; il ne croyait pas un seul instant, vu le poids du passé, que ses parrains américains puissent être capables de le sacrifier à l'autel des nouvelles amitiés qu'ils voulaient nouer. C'est donc du bout de lèvres que le processus de démocratisation fut déclenché, sous le prétexte d'organisation de « consultations populaires ». On y escomptait une conclusion édifiante : des déclarations plutôt rassurantes pour le régime qui auraient pu être portées à l'attention des parrains occidentaux pour les convaincre que le Zaïre n'était pas prêt pour des changements de fond et atténuer par-là la portée de ceux-ci. On allait complètement déchanter.
Dès les premières séances publiques à Bukavu (1er février 90) et à Kisangani (20 février), il s'avéra que le fruit était plus que mûr.La confirmation vint finalement de partout, par la vigueur de la critique, y compris de la part des fonctionnaires. L'expérience d'une avancée dans les pratiques démocratiques s'avérait irréversible.
Décidé finalement à amorcer ce nouveau tournant en s'inspirant, sans le proclamer, des conclusions du dernier mémorandum des ex- parlementaires (1985), Mobutu construisit avec soin le scénario de cette seconde phase de la démocratie-cadeau.
Il plaça l'événement à la date du 24-4, choisie comme assurant la relève du 24-11, avec accumulation de 4, son chiffre porte-bonheur, pour conjurer le mauvais sort, trop sûr d'avance que cette journée serait tenue pour historique, à l'avenir. Cette démocratie, offerte courageusement en cadeau, portait effectivement sur plusieurs dispositions:
-le retour au multipartisme (limité à trois partis) ;
-la suppression des restrictions vestimentaires et anthroponymiques
qui faisaient l'objet de« l'inquisition» de l'Authenticité;
-l'abolition de la terminologie politique et administrative imposée;
- le retrait du chef de l'État du MPR ;
- la révision de la Constitution.
Il concluait: Voilà le nouveau visage du Zaïre. Voilà le Zaïre de la Troisième république qui prend naissance aujourd'hui et que nous voulons grand et prospère (...). Un nouveau visage qui fera dire aux générations futures, pensant à la journée d’aujourd’hui: vraiment ce fut un des moments les plus beaux de l'histoire de la République.
Le Rubicon était franchi. À la surprise de Mobutu, son discours suscita plus de problèmes qu'il n'en avait résolus. La nomenklatura du MPR digéra difficilement cette situation du fait accompli. Certains de ses membres décidèrent de basculer dans une opposition tactique, escomptant rebondir dans ce nouveau contexte; d'autres s'efforcèrent de limiter les dégâts du discours en ramenant ces mesures à leur plus simple expression.
Pour l'opposition, ces dispositions, nullement inintéressantes, avaient le grand inconvénient d'être unilatérales. De Bruxelles, Marcel Lihau déclara le 26 avril : Le président dit: je décide. Nous disons: vous ne décidez pas seul! Ne pouvant se satisfaire du cadeau du prince, le groupe des opposants ne pouvait que durcir ses exigences, en n'omettant pas toutefois de prendre le Président au mot. Puisqu'il« avait pris congé» du MPR, c'est que, d'après les prescrits de la Constitution en vigueur, il avait cessé d'être chef d'État. Cette faille, Mobutu en était plus que conscient; il n'aura de cesse d'aller à la reconquête de son titre de « président- fondateur du MPR ».
Plus que jamais, l'opinion générale se mit donc à revendiquer le droit au multipartisme intégral, mais aussi à la tenue d'une conférence nationale souveraine, à l'instar de ce qui se déroulait à l'époque à Brazzaville, pour établir ensemble les termes de l'évaluation de la trajectoire du passé et arrêter souverainement des décisions conséquentes.
Document 164 :
Repères de l'histoire de la CNS, du HCR et du HCR-PT (1991-1997)
7 mars 91
Il avril
7 août
12 décembre
19 janv. 92
6 avril
20 avril
5 mai
11-20 juin
4 août
15 août
14 nov.
2 décembre
6 décembre
24-26 déco
23janv.94
24-25 janvier
8 avril
14 juin
19 sept.
10 mai 95
1er juillet 95
27 janv. 96
5-6 octobre
28 décembre
18 mars 97
10 mai
16 mai
7 sept.
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Création d'une Conférence constitutionnelle
Transformation en Conférence nationale
Ouverture officielle des travaux
Monsengwo élu président du bureau provisoire
Suspension des travaux par Nguz
Reprise des travaux
Mise en place d'un bureau définitif
Adoption de l'acte proclamant la souveraineté de la conférence
Travaux en 23 commissions
Adoption de l'acte portant dispositions constitut. de la transition
Élection de Tshisekedi comme Premier ministre
Adoption projet Constitution 3' républ.
Adoption composition RCR
Clôture des travaux de la CNS
Élection bureau RCR
Élargissement HCR qui devient HCR-PT
Mise en place de son bureau
Adoption Acte Const. de la transition.
Élection de Kengo Premier ministre au RCR-PT.
Décès d’Ileo, V. Président
Loi sur la Commission nationale des élections (CNE)
Révision de l'Acte. Prolongation de la transition de 24 mois
Monsengwo quitte le HCR-PT
Adoption projet Constitution amendée
Adoption loi référendum
RCR-PT démet gouvernement Kengo
Réélection Monsengwo RCR-PT
Mobutu quitte le Zaïre.
Décès de Mobutu à Rabat (Maroc)
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Mobutu ne désarma pas pour autant, décidé à contrôler coûte que coûte le changement amorcé au risque de connaître une fin à la Ceausescu. Aussi était-il résolu à rectifier le tir, en revenant sur certains aspects de son propos. Ce discours de réajustement eut lieu le 3 mai, devant le Conseil législatif et suscita des réactions en chaîne dans les milieux estudiantins, notamment à l'endroit des députés, pour y avoir applaudi avec frénésie.
Au campus de Lubumbashi, cette réaction se transforma en altercations entre étudiants ; les « indicateurs» du régime furent passés à tabac (9 mai). En riposte, l'autorité administrative et policière organisa une opération punitive, dans la nuit du 11 au 12 mai, après avoir coupé le courant sur le campus. Cette opération du « massacre» des étudiants par un commando usant d'un mot de passe (Lititi...mboka!) allait modifier le cours des événements, pendant plusieurs décennies. Le Zaïre de Mobutu, malgré la mutation en cours, fut mis à l'index. La communauté internationale renonça à toute coopération avec lui, en même temps qu'il était mis sous embargo, pour achat d'armes.
Document 165 : Compromis politique global
(Palais du Peuple, 31 juillet 1992)
1. Des dix principes de base
1. Neutralité de la transition.
2. Tout Zaïrois doit jouir pleinement et exercer effectivement tous les
droits reconnus à la personne humaine.
3. Toute personne, toute institution impliquée dans la gestion de l'État
doit être contrôlée.
4. Aucune institution ne peut imposer sa volonté au peuple ou aux
autres institutions.
5. Chaque institution jouit des garanties suffisantes de son autonomie.
6. Aucune institution ne peut gêner une autre.
7. Le président de la République doit être mis à l'abri de tout ce qui
peut entamer son prestige et sa crédibilité.
8. Le gouvernement est entièrement responsable de la gestion de la
chose publique.
9. La défense nationale incombe à tous les Zaïrois.
10. L'Armée doit être celle du développement.
II. Des objectifs de la transition
Les parties signataires ont assigné à la transition les objectifs suivants :
1. organiser le référendum constitutionnel et les élections;
2. doter le pays rapidement des institutions réellement démocratiques
issues des élections libres, sincères et transparentes;
3. remettre les populations au travail et relancer l'économie;
4. réhabiliter l'État et restaurer son autorité.
Mobutu eut beau lâcher du lest, il ne parvint plus à modifier
la situation. En effet, le multipartisme intégral, enfin accordé, fut consacré par la loi n° 90-008 du 25 novembre 1990, venue modifier celle n° 90-002 du 5 juillet qui l'avait limité à trois formations politiques. La tenue d'une conférence nationale fut également autorisée, même si elle avait été programmée comme devant être inopérante par sa configuration. Elle était en effet inutilement pléthorique, dotée de surcroît d'un bureau provisoire d'une incompétence avérée et noyautée par des partis et associations à sa solde.
2.2 La Conférence nationale souveraine
L'histoire de cette transition manquée se déroula sur deux
tableaux : celui des actions politiques et celui des événements militaro-économiques qui l'accompagnèrent. L'histoire des actions politiques fut celle de la gestion de la conférence et du Haut-Conseil de la République (HCR) qui lui succéda, ainsi que celle des négociations et des multiples gouvernements qui se suivirent ou qui cohabitèrent. Cette trajectoire s'accompagna d'une tout autre, celle jalonnée de pillages, de cataclysmes divers, mais aussi de dérives monétaires et de leurs conséquences sur le
plan social.
La phase préparatoire couvrit douze bons mois, depuis son démarrage (11 avril 91) jusqu'à la mise en place de son bureau définitif (le 20 avril 92). Douze mois remplis d'événements collatéraux bien significatifs, notamment, la double cartellisation des partis et associations participants, en Union sacrée de l'opposition radicale (USOR), d'une part, et en Forces démocratiques unies (FOU), d'autre part, ensembles vite soumis à des ramifications internes (Document 167) ; la nomination unilatérale de Tshisekedi au poste de Premier ministre, initiative décriée par ses militants, le dissuadant de refuser le cadeau empoisonné (22 juillet 91) ; les concertations dites du Palais de marbre qui aboutirent à la nomination et à l'investiture de Tshisekedi comme Premier ministre; le remplacement de ce dernier par Mungul-Diaka (29 octobre) pour avoir raturé, dans la formule de serment constitutionnel, la référence à la Constitution et au chef de l'État. La suite des événements continua à être tout aussi chaotique. La médiation, dans cette crise, d'Abdoulaye Wade, ministre d'État du Sénégal (14 novembre) fut le prélude aux accords du Palais de marbre II (21 novembre) qui conduisirent à la nomination comme Premier ministre de Nguz a Karl i Bond, au lieu de Tshisekedi attendu (28 novembre).