La grande mystification du Congo-Kinshasa
Extrait du livre de Cléophas Kamitatu
La grande mystification du Congo-Kinshasa
(édition belge)
complexe
88rue du Châtelain
1050 Bruxelles
avec l’accord des éditions MASPERO, 1971
D/1638/1973/3
La visite du ministre Schryver
et le départ de la première délégation
congolaise en Belgique
Comme à la fin de l'année 1958, la situation devient extrêmement
tendue en cette fin d'année 1959. Le cartel Abako-P.S.A., qui
contrôle l'essentiel des activités politiques dans la capitale, s'oppose
farouchement à toute forme d'élections et réclame un dialogue.
L'administration répond immanquablement : «Messieurs, vous
n'êtes pas ,des interlocuteurs valables. »
D'autre part, à Stanleyville, la situation s'est considérablement
aggravée depuis l'arrestation de Lumumba, à tel point qu'on doit
décréter l'état d'urgence au Maniéma.
Au Katanga, les colons, craignant que l'administration accorde
l'indépendance, menacent de proclamer la sécession de l'Etat du
Katanga. Le ministre des Colonies Schryver, qui veut mani-
festement prévenir les événements, arrive en visite au Congo et
décide de recevoir tous les groupes politiques congolais.
Le 1er décembre, c'est le tour du cartel, auquel, depuis le mois
de novembre, s'est adjoint le M.N.C.-Kalonji. Le ministre décide
qu'une délégation du cartel se rendra à Bruxelles, pour discuter
avec lui, dans un climat détendu, des étapes précises de l'accession
du Congo à l'indépendance. Dès le 2 décembre, une délégation
de six membres se rend à Bruxelles. Elle est composée de Kasa-
Vubu et Nzéza-Nlandu pour l'Abako; Gizenga et Kamitatu pour
le P.S.A., Kalonji et Kimbimbi pour le M.N.C.-Kalonji. Adoula
rejoindra le groupe à l'occasion d'un voyage syndical F,G.T.K. qui
coïncide avec le séjour de la délégation.
Du 3 au 15 décembre 1959, la .. délégation soumet au ministre
des Colonies, ainsi qu'aux chefs des partis belges, des propositions
concrètes, susceptibles de servir de base à une négociation valable,
mais le ministre rejette toutes les suggestions. Le 15 décembre,
la délégation, déçue par l'obstruction des milieux politiques belges,
dresse le bilan des entretiens et constate avec regret l'échec des
pourparlers, dû au manque de compréhension. Elle expose clai-
rement son point de vue et proclame qu'elle agit en conformité
avec les aspirations réelles du peuple congolais.
C'est au cours de ce voyage que Gizenga décide, de son propre
chef et à l'insu de ses collègues, excepté l'auteur, de se rendre
dans certains pays pour, à partir de là, exercer une pression sur
les milieux colonialistes belges '. Les autres membres de la délé-
gation rentrent à peine à Léopoldville qu'ils apprennent, à
leur descente d'avion, que le roi des Belges doit arriver le lendemain
au Congo.
Le cartel Abako-P.S.A., déconcerté par l'échec des pourparlers
de Bruxelles, décide, en l'absence de Kasa-Vubu et de Gizenga,
de frapper un grand coup. Effectivement, grande est notre surprise
en arrivant à Léopoldville. Les principaux dirigeants du cartel ont
réussi à installer leur quartier général à Brazzaville. Dès le lende-
main, 17 décembre, nous les rejoignons à Brazzaville, suivis dans
la soirée de Kasa-Vubu.
Notre objectif : former et proclamer un gouvernement provisoire
en exil, agissant à partir de Brazzaville. Toute la journée, nous
avons discuté la question, son opportunité, les moyens d'action
de ce gouvernement. Le soir, nous sommes tous reçus par l'abbé
Fulbert Youlou, président de la République du Congo-Brazzaville.
Il est 20 h 30, l'abbé Youlou est en compagnie du vice-président
Tchitchellé. Après un bref exposé de Kasa-Vubu, Youlou nous répond
de sa voix claire de curé en chaire : «Non ! Mes amis! Vous
commettriez là une grave erreur de tactique. Retournez au pays
et profitez de la visite du roi pour exiger l'indépendance. Ils ne
pourront plus vous la refuser longtemps. De cette manière, vous
resterez dans la légalité. Si contre toute attente, rien ne se réalisait
d'ici trois mois, alors vous reviendrez et vous pourrez former votre
gouvernement en exil.» C'est donc un .refus et dès le lendemain,
nous regagnons Léopoldville avec Kasa-Vubu, laissant quelques
délégués à Brazzaville pour suivre l'évolution de la situation. Mais
avant la séparation, nous arrêtons une importante décision : dès
le 24 décembre, nous tiendrons à Kisantu un congrès au cours
duquel nous allons faire un rapport sur l'échec des pourparlers de
Bruxelles, et fixer les nouveaux objectifs de notre action dans un
futur immédiat.
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(1).Mon départ de Bruxelles a suscité les commentaires les plus divers,
De ce congrès naîtra l'idée maîtresse d'un Congo fédéral. Une
des décisions les plus importantes sera un dernier ultimatum lancé
au gouvernement belge. Il y est clairement précisé que si les
nouveaux pourparlers n'aboutissent à aucun résultat positif, un recours
à la violence devra être envisagé pour arracher enfin l'indépendance
C'est dans ce climat lourd et tendu que se termine la visite du
roi. On annonce officiellement la convocation à Bruxelles d'une
Conférence de la table ronde, au cours de laquelle Congolais et
Belges arrêteront, par voie de négociation, les étapes et les modalités
de l'accession du Congo à l'indépendance.
Ainsi s'achève la première grande victoire politique des Congolais
sur le régime colonial. Nous pensons que, n'eût été la visite
opportune du roi Baudouin, la tension de cette fin d'année 1959
aurait provoqué un deuxième 4 janvier. Fort heureusement, il n'en
a rien été.
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(1)les plus perfides et les plus discriminatoires. Effectivement, je me suis
d'abord rendu en Allemagne de l'Ouest et ensuite à l'Est, puis à Moscou,
à Paris et en Guinée. C'est librement et consciemment que' j'ai entre-
pris ce voyage. Puisque nos pourparlers étaient restés sans issue, il me
fallait par tous les moyens alerter l' opinion mondiale, si la Belgique
persistait à nous refuser le droit à la gestion de nos propres affaires.
Je me félicite d'avoir pris cette initiative, car mon départ de Bruxelles
a obligé le gouvernement belge à respecter enfin les aspirations des
Congolais dans leur volonté inébranlable d'accéder à l'indépendance.
Il a fallu que je me rende dans les pays de l'Est pour que l'on voie
un danger dans ce voyage et que l'on fasse courir les critiques les plus
saugrenues.
Toutes les étiquettes m'ont alors été accordées et l'on dépêcha même
à ma poursuite des hommes chargés de m'empêcher d'agir. Le commu-
nisme, bête noire de l'Occident, est évidemment l'étiquette dont on nous
gratifie, nous du Parti solidaire africain, parce que nous avons une
position catégorique contre le colonialisme et l'impérialisme et parce que
notre président général s'est rendu dans les pays dits communistes; faut-
il croire que l'Allemagne de l'Ouest et la France sont aussi de tendance
communiste?
Face à nos critiques internationaux, nous pourrions à notre tour deman-
der s'il n'existe pas dans cet Occident et dans les autres continents et
notamment en Belgique, ce même communisme. Il serait donc paradoxal
de s'inquiéter de nos opinions alors que les idées communistes gagnent
du terrain en Occident.
La table ronde politique de Bruxelles
janvier 1960
Ce moment de l'histoire du Congo est familier à tous les Congo-
lais; il aurait peu retenu notre attention si l'homme actuellement
au pouvoir ne tentait, par une propagande aussi insidieuse que
malhonnête, de s'attribuer un rôle prédominant dans les travaux
de la table ronde. Il est donc de la plus haute importance de
rétablir la vérité historique à ce sujet. Le général Mobutu, alors
stagiaire à Bruxelles, ne fut jamais membre d'aucune délégation
des travaux de la table ronde politique. Je suis formel sur ce point
et je vais du reste le démontrer à la fin de ce chapitre 1 Cela
dit, revenons aux travaux la table ronde elle-même.
Tout au long des deux chapitres précédents, nous avons montré
la longue et laborieuse lutte des dirigeants congolais en vue d'obtenir
du gouvernement belge le droit au dialogue. Après l'effusion du
sang congolais et étranger en 1959, après les pressions de toutes
sortes, le roi Baudouin vient de prendre la décision de convoquer
cette table ronde. D'ailleurs, c'était le moindre mal, car - le roi
l'a constaté pendant sa visite - le contenu de son message du
13 janvier 1959 n'a plus aucune portée. Les élections prévues et
organisées pour la désignation des conseils de commune et de
territoires ont été boycottées; les populations obéissent ainsi au
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1.Voir p. 37 le récit de l'incident qui m'opposa à Joseph Mobutu, alors stagiaire à Bruxelles.
mot d'ordre de leurs dirigeants, et cela se passe précisément pendant
la visite royale.
Pour la Belgique, définir une nouvelle politique sans y associer
les dirigeants congolais serait ruiner davantage le peu de crédit qui
lui reste encore; alors elle se résigne à accepter la réalité. Arrivés
en Belgique, les dirigeants congolais sont répartis par les spécialistes
des problèmes coloniaux en groupes, selon leurs tendances poli-
tiques: le cartel occupera un hôtel, le M.N.C. un autre, le P.N.P.
un autre encore, de même la Conakat, l'Assoreco de Bolikango,
qui s'est joint finalement aux autres dirigeants congolais, abandonnant
pour une fois ses fonctions de commissaire général adjoint à l'Information
Toutes les dispositions sont prises pour entretenir un climat
de division.
Pendant leur séjour à Bruxelles, les amis belges des dirigeants congolais
ne cessent de leur répéter : Si vous n'êtes pas unis, vous
n'obtiendrez rien du gouvernement belge. Il importe que vous vous
mettiez d'accord sur l'ensemble des problèmes importants à discuter
et que vous ayiez une solution commune et unique pour chacun de
ces problèmes. » Ainsi est née l'idée d'un super-parti que l'on a bap-
tisé «Front commun ». Aussitôt le Front créé, on arrête un règle-
ment minimum d'ordre intérieur.
Nous énumérerons quelques points de ce règlement:
- Avant chaque séance au cours de laquelle doit être examiné
un problème fondamental, tous les délégués ou du moins les chefs
de délégation se réunissent, échangent les points de vue et désignent
un porte-parole chargé de présenter le point de vue du Front à
la conférence.
- Les réunions du Front commun sont présidées à tour de rôle
par un chef de délégation. Elles se tiennent à huis clos.
- Aucun conseiller étranger ne peut assister aux réunions du
Front. Lorsque le point de vue est arrêté, le porte-parole du jour
peut soumettre à un conseiller la question pour une simple question
de forme et de présentation.
- Enfin, aucun étudiant ou stagiaire congolais résidant en Belgique
ne peut assister à une réunion du Front, ni ne peut faire partie d’une
délégation à la table ronde.'
La raison de ce dernier point est simple : les délégués craignent
que les étudiants ne livrent aux milieux belges les prises de position
de la délégation congolaise, ce qui risque de compliquer singulièrement-
la tâche, car on commence à chuchoter que la plupart des
étudiants et stagiaires appartiennent aux services de la Sécurité belge
A quelques exceptions près, la discipline ainsi arrêtée a été respectée
par les délégations congolaises. C'est grâce à cette discipline
que s'est réalisé le premier miracle congolais. Qui aurait pu croire
que Kasa-Vubu et Bolya, Lumumba et Kalonji, Tshombé et Sendwé,
puissent se mettre d'accord sur les grands problèmes concernant
l'avenir du pays? Quand l'accord parfait était impossible, le compromis
recueillait l'assentiment de tous. C'était là administrer la
preuve à l'opinion belge que lorsque les intérêts communs étaient
en jeu, les dirigeants congolais pouvaient s'entendre pour assurer la
prééminence de l'intérêt général.
l'occasion fut donnée aux dirigeants congolais de faire un premier
test de la force du Front commun. Nous l'avons dit, depuis octobre
1959, Lumumba est interné à la prison de la Kasapa, prison sou-
terraine du Katanga. Lorsque s'ouvre la table ronde, le 20 janvier
1960, Lumumba est absent. Le Front commun se réunit et examine
cette situation : si le Front n'exige pas la présence de Lumumba
aux travaux de la table ronde, ce dernier risque dès sa libération
de tout remettre en cause en l'accusant d'avoir vendu
le pays aux impérialistes. Le peuple risque de lui donner raison et
les difficultés seraient alors grandes. Il faut donc à tout prix que
Lumumba soit présent. La cause est entendue. Dès l'ouverture de
la séance, un membre du Front déclare, par motion d'ordre : «Les
délégués congolais réunis exigent la présence de Patrice Lumumba
aux travaux de la table ronde et soumettent la poursuite des
travaux à la solution de ce problème. » Stupeur dans la salle du
côté belge, car jamais on ne s'était attendu à telle exigence. Le
ministre veut trouver un subterfuge : »: Cette question relève, dit-il,
de la justice congolaise. Tollé général de la délégation congolaise ...
Le ministre promet, après un dialogue assez dur avec les délégués
congolais, de téléphoner à Léopoldville. Au cours de la séance de
l'après-midi, il communique la décision : «Toutes les dispositions
sont prises et bientôt Lumumba sera à Bruxelles pour les travaux
de la table ronde.» Manifestement, le Front commun constitue
un atout majeur dans l'avancement des travaux. C'est encore grâce
au Front commun qu'interviendra le compromis entre les différentes
tendances pour l'arrêt de la date de l'indépendance. Le cartel
souhaite la date du 30 avril 1960, le M.N.C., celle du 15 juillet,
le P.N.P. fait d'autres propositions encore et c'est finalement après
confrontation entre chefs de délégation qu'est arrêtée à l'unanimité
la date historique du 30 juin, qui est annoncée sous les applaudis-
sements et qui, en fin de compte, est acceptée par la délégation
belge.
Dans l'introduction de ce livre, j'avais annoncé que je ferais mon
possible pour faire objectivement la part des choses. Il me faut,
à l'intention de la jeunesse congolaise, éclairer un peu un incident
grave, qui a risqué de faire tourner court les travaux de la table
ronde de janvier,
La volte-face de Kasa-Vubu
La date de l'indépendance ayant été fixée, le Front s'était attelé
à l'examen des questions inscrites à l'ordre du jour, spécialement la question des structures de l'Etat congolais.
A ce moment précis, Kasa-Vubu adresse au président de la conférence
une motion dans laquelle il réclame que la table ronde se
transforme en Constituante et que soit formé un gouvernement
provisoire. Comme pour exercer une plus grande pression, Kasa-
Vubu annonce que tant que satisfaction ne lui sera pas donnée,
il n'assistera plus aux travaux de la table ronde. On devine faci-
lement les sentiments de l'assistance : émoi et fureur.
Emotion dans les milieux belges qui ne s'expliquent pas cette
désinvolture. Fureur dans les milieux congolais et spécialement
chez les nationalistes, qui ont déjà tant de peine à faire accepter
leurs thèses par le groupe P.N,P. Le P.N.P. se sent délié' de ses
obligations vis-à-vis du Front commun, et c'est la remise en question.
On a beaucoup' épilogué pour savoir si, tout compte fait, Kasa-
Vubu n'avait pas raison. On pourrait à la rigueur se ranger à cet
avis, mais que dire du procédé? Depuis deux ans, nous menions
une lutte contre l'administration coloniale pour nous faire accréditer
comme interlocuteurs valables du peuple congolais. Non seulement
notre représentativité était admise, mais encore la date de l'indé-
pendance était fixée; il restait à en déterminer les modalités. Kasa-
Vubu, s'il estimait que la formation d'un gouvernement provisoire
était la voie la mieux indiquée pour préparer le pays à l'accession à
l'indépendance, aurait dû précisément se servir du Front commun,
auquel il aurait exposé ses vues. Si celles-ci avaient été rejetées
par le Front, alors il reprenait sa liberté d'action et rendait publique
sa position.
Tel était le sens véritable de la position du cartel et du Front commun
D'un côté, on donnait des armes à la Belgique, qui pouvait profiter de
cette divergence pour tout remettre en question; elle
aurait été appuyée en cela par le P.N.P.; de l'autre, on mettait
un terme à l'existence même du Front, ce qui retardait la solution
de tous les problèmes.
Le cartel se réunit donc. Ne disposant lui-même d'autres infor-
mations que celles de la presse, il désavoue cette prise de position
personnelle de Kasa-Vubu et désigne un nouveau président pour
remplacer l'absent. Daniel Kanza et moi-même, pressentis, refusons
tous deux d'assumer la présidence et on désigne alors Nguvulu, du
Parti congolais du peuple. C'est ici, soit dit en passant, qu'il faut
situer l'éclatement du conflit Kasa- Vubu - Kanza. Depuis longtemps,
le tempérament diamétralement opposé des deux hommes les met
souvent en opposition de principe. Kanza.. l'homme de la violence,
est d'une logique cartésienne. Il n'aime pas cette formule de la
table ronde et du dialogue, mais dès que la majorité l'a adoptée,
non seulement il s'y résigne, mais encore, il s'y attache.
Grandes seront sa déception et sa fureur devant ce coup de
théâtre de Kasa-Vubu, qui donnait à penser que l'on ne pouvait
compter sur la parole de l'Abako. Il est donc faux de présenter
le conflit comme une lutte d'influence des deux hommes. J'ai moi-
même été le confident du vieux Daniel Kanza, et je peux témoigner
que jamais il n'a été dans l'intention du vieux lutteur de contester
l'autorité de Kasa-Vubu en tant que président général de l'Abako.
La nouvelle prise de position du cartel a remis les choses plus
ou moins en place et les séances de la table ronde reprennent
jusqu'au jour où Kasa-Vubu, piqué par je ne sais quelle mouche,
décide de réintégrer les séances plénières.
Si ce projet de transformer la conférence en Constituante a échoué,
il faut néanmoins reconnaître que c'est grâce à cette initiative que
s'élabore, d'abord vaguement, puis avec plus de précision, l'idée de
collèges exécutifs : national, provinciaux, de district et territoriaux.
C'est une sorte de gouvernement provisoire mixte belgo-congolais.
La table ronde touche à sa fin, mais deux questions essentieIles
restent en suspens :
1) les problèmes économiques et financiers;
2) les problèmes militaires.
A tout seigneur tout honneur : si l'initiative de la constitution
des comités exécutifs revient à Kasa-Vubu, il faut savoir gré à
Lumumba d'avoir posé sans équivoque le problème de l'africa-
nisation des cadres au sein de la force publique. Le ministre,
connaissant parfaitement le plan de la Belgique, avait distrait les
délégués en déclarant que l'on ne pouvait pas discuter de cette
question en l'absence des spécialistes (sous-entendu : des officiers
belges). Or, le Congo n'avait pas à cette époque d'officiers natio-
naux. La question fut donc rejetée et resta, jusque après le 30 juin
1960, la chasse gardée, du gouvernement belge dans l'Etat congolais
Quant aux problèmes économiques et financiers, ils furent l'objet
d'une nouvelle conférence de la table ronde, dite Table ronde
économique et financière, .dont les résolutions, coïncidant avec la
période électorale de mai 1960, n'eurent jamais un grand effet,
ce qui obligea les partis à y déléguer de jeunes étudiants qui, sous
la pression des milieux financiers belges, sabotèrent entièrement les
travaux et n'obtinrent aucun résultat. Il serait injuste de ne pas
rendre hommage aux parlementaires et aux ministres belges qui ont
participé aux travaux de la table ronde. Leur franchise et, leur
sincérité ont aidé à la résolution des nombreux problèmes qui
devaient préparer l'accession du Congo à l'indépendance.
D'autre part, s'il est vrai que les .conseillers politiques et juridiques
choisis librement par les dirigeants congolais n'assistaient pas
aux réunions du Front, il faut leur reconnaître un rôle important
dans la formulation et la rédaction de tous les textes présentés
par la délégation congolaise. Ils méritent eux aussi notre recon-
naissance et ce rappel est un hommage à leur travail.
En début de ce chapitre, j'ai annoncé que j'allais relater l'incident
qui m'avait opposé au stagiaire congolais Joseph Mobutu à
Bruxelles.
Nous sommes au lendemain de la formation du Front commun.
Ce jour-là, une réunion se tient dans la salle de l'Hôtel Plazza,
sous ma présidence. La réunion est prévue à 15 heures. Les délé-
gués de tous. les partis sont présents, Nendaka et Mpolo repré-
sentent le Mouvement national congolais avant l'arrivée de Lumumba.
Vers 15 h 30, la porte s'ouvre. Entre un grand et beau jeune
homme; il adresse quelques mots à Nendaka, puis tire une chaise
et s'installe. Depuis le début de la scène, j'observe en silence;
l'assistance entière est muette. Quelques instants après, je demande
au nouveau venu s'il a un message particulier pour quelqu'un,
car il faut que la réunion se poursuive. Mon interlocuteur, étonné,
répond:: Je suis délégué du M.N.C.
- Mais vous êtes bien étudiant ou stagiaire ici en Belgique?
- Oui.
- Alors, veuillez m'excuser, mais votre place n'est pas ici. La
réunion est uniquement destinée aux délégués expressément venus
du Congo.
- Non! Je suis de la délégation du M.N C je dois assister il
cette réunion.
- Je regrette, mais si vous insistez, vous m'obligerez à lever la
séance. »
Il cligne un œil vers Nendaka, qui n'intervient pas. Mpolo
s'adresse à lui : «Non, Joseph, tu dois partir, c'est le règlement
du Front commun. »
Blessé dans son orgueil, Joseph Mobutu, car c'était bien lui;
claque la porte et s'en va mécontent. Je suis convaincu qu'il ne m'a
jamais pardonné ce crime de lèse-majesté. Sa présence en ces lieux
et à cette heure n'était certes pas l'effet du hasard. Ou bien le
cynique Victor Nendaka l'y avait conduit, ou encore une commu-
nication des services de la Sécurité belge l'avait informé de la
réunion. Car on devait apprendre par la suite que, déjà à cette
époque, le stagiaire Mobutu était indicateur des services de la
Sécurité belge. Lumumba, ignorant ce rôle de son enfant chéri,
lui fera partager les secrets de sa vie politique. Comment s'étonner
dès lors que, dès les' débuts, Lumumba ait été si violemment atta-
qué par les Belges, alors que Kasa-Vubu, dont les prises de position
étaient souvent plus extrémistes, a échappé à la détermination des
Belges de casser les dirigeants nationalistes?